"LE TRAVAIL SPIRITUEL LE PLUS INTENSE
SE FAIT DANS L'ABSOLUE SOLITUDE"
(extraits d'une conférence de M.M. Davy)
Je poserai d'abord la question: est-ce que la solitude est le sujet d'un choix, ou est-ce qu'on est choisi? Il est évident que durant l'existence, des événements peuvent faire de nous des solitaires. Dans la mesure où il s'agit d'une solitude profonde, de la recherche du fond, de l'essentiel, je crois qu'on est choisi par la solitude.
"Dire oui à une présence"
Selon Saint-Bernard, l'homme est choisi. Choisi par qui? Par quoi? Je pourrai dire par l'Eternel ou encore par sa vocation propre, son destin. Saint-Bernard dira: "L'Etre est saisi": Il reprend un texte biblique selon lequel l'homme est "vu" dès le sein de sa mère, aimé dans le sein de sa mère. Il est choisi tout en ayant la liberté de dire "non". On peut évoquer un texte de Bernard concernant la Mère Divine. L'ange Gabriel se présente et lui annonce qu'elle sera mère. Elle hésite. Elle ne connaît personne. Et la nature entière, les feuilles d'arbres, les brins d'herbe, les pierres supplient: "Dis oui, dis oui, dis oui". Quand un être séduit par l'Eternel est appelé vers son fond, tout bascule. Ce fond, il peut ne pas le nommer, ne pas le connaître, n'en avoir jamais entendu parler: il n'en a aucune expérience. Comment dire "oui"? Et s'il dit "oui", c'est un "oui" qui va être répété, non pas tous les jours, mais à chaque instant. Car le mystère de la solitude, effrayante, divine et en même temps difficile à vivre consiste à s'orienter vers la plénitude d'un "oui". Oui à qui? A une présence. Je pourrais dire aussi un "oui" à quelque chose que j'ignore. A quelque chose qui naît en moi, grandit en moi, se déploie en moi... et que je ne peux pas nommer. "Dans la solitude, l'homme va comprendre qu'il est microcosme, qu'il porte le macrocosme en lui".
Le risque de la solitude absolue: l'éventuelle rencontre avec la folie. Peut-être a-t-on peur de la solitude car on craint de pouvoir devenir fou. Pourquoi fou? Parce que les choses se dissipent. Soudain le regard voit, l'oreille entend. Un chartreux du XIIe siècle l'exprime et je commente son texte: lorsque je me recueille, quand je suis dans la solitude, je ferme les yeux, il n'y a personne autour de moi, aucun bruit, aucun son. J'entends le murmure du silence. Et ce silence est traversé par des cris, des vociférations. "Ce sont les animaux que j'ai en moi". Dans la solitude je me vois. Dans la solitude je me trouve, je me connais.
La solitude est un miroir.
Et qui supporte d'avoir un miroir devant le visage? Il est dit souvent et répété que la connaissance de soi est la plus difficile des connaissances; la science des sciences, la connaissance des connaissances; si l'on est très surchargé, si l'on voit de nombreux visages, si on se tient dans une conversation perpétuelle, un bavardage, au-dehors ou au-dedans, on ne se voit pas. On distingue les autres, les visages, les mimiques mais on ne se voit pas. La solitude est un miroir. Un miroir excellent, un miroir qui retient tout.
Alors on se voit, et on a horreur. Horreur de soi! Pourquoi? Parce qu'on voit sa pauvreté, sa misère alors qu'il faudrait voir sa beauté. Il conviendrait de distinguer sa grandeur. Pourquoi une beauté? Pourquoi une grandeur? Pourquoi une splendeur? Parce que l'être est porteur de lumière. L'homme, l'être humain même le plus minable, porte en lui l'image divine, l'étincelle divine. Il est un vase de lumière, de beauté. Dans la solitude, l'homme saisit sa correspondance avec le cosmos. Il comprend qu'il est microcosme, qu'il porte le macrocosme en Lui. Il est terre, il est Air, Eau, Feu. Il contient les plantes, l'arbre, la fleur, les animaux, l'oiseau et le serpent. Il est un être humain. Il peut devenir un être humain à part entière.
"Le solitaire n'a pas à acquérir, il a à déblayer".
Dans la solitude, la difficulté consiste à comprendre que l'essentiel n'est pas d'agir, mais d'être. Si on rencontre quelqu'un, on lui dit: "Qu'est-ce que vous devenez"? il va répondre en précisant ce qu'il fait. Tel métier, telle profession. Or la solitude enseigne ceci: l'important c'est d'être, c'est-à-dire d'exister en devenant authentique. C'est le point qui en signifie le symbole. Le point c'est-à-dire le creusement. Le solitaire n'a pas à acquérir, il a à déblayer. Si nous apprenons une langue -le sanscrit, l'hébreu- nous allons passer des mois à travailler, nous allons acquérir un savoir et non une connaissance. Un savoir qui se communique. Or, dans l'ordre de la profondeur, il s'agit d'une connaissance au sens claudélien, naître avec. Et qu'est-ce qu'on comprend? Qu'est-ce qu'on saisit? C'est que l'essentiel n'est pas de le faire. N'importe quel métier, même par exemple balayer les trottoirs, ramasser les ordures, est valable si je suis présent dans l'instant.
"Dans la solitude, nous sommes reliés".
Dans la solitude, on va entendre, percevoir le bruissement du silence. Le silence a une voix. Le silence parle. Le silence enseigne. Il nous dit quelque chose. Souvenez-vous de Bernard de Clairvaux. Il est dans sa cellule, les fenêtres sont fermées et les portes sont closes. Tout d'un coup, il éprouve l'entrée d'une présence. Il voudrait voir, il ne voit rien. Il voudrait entendre, tout est muet. Il voudrait saisir avec les mains, rien ne peut se toucher. Bernard éprouve en lui quelque chose d'inusité. Le grain de sénevé dont parle la bible, le grain de moutarde, le grain de riz, la présence mystérieuse et innommable bouge, s'agite comme s'il y avait une brise. Dans la Genèse, l'Eternel se tient dans la brise. Puis, tout d'un coup la présence s'en va. Dans la solitude, lors des moments où le fond se rapproche, nous sommes reliés. Reliés à qui? A quoi? Reliés à l'Eternel, reliés à quelque chose d'innommable. On ne peut rien en dire, absolument rien.
Dans la solitude, mes racines ne sont plus engluées dans le passage. Les racines où je plonge pour puiser la sève n'appartiennent plus au monde visible. C'est le monde invisible qui nourrit; le monde invisible, qui ne cesse de nous alléger du poids des épreuves de l'existence.